La Leçon de Monsieur le Rat

Gentil petit animal à l’école pour zèbres

Gentil petit animal ne fut pas beaucoup plus heureux à l’école pour zèbres que dans la vie normale.

Il avait espéré se faire enfin des copains, il fut déçu. Une part importante des élèves semblait perdue dans leur monde. Il était très difficile d’entrer en contact avec eux.

Ils semblaient perdus dans leur monde. Ils étaient centrés sur un sujet unique, une marotte, à laquelle ils consacraient toute leur attention. Beaucoup se plongeaient avec frénésie dans les jeux vidéo. Ne parlaient que de ça. Ne s’animaient que dans ces mondes fictifs. Un peu comme Chilpéric, avec ses Mérovingiens.

D’autres, obsédés par les chiffres, comptaient tout.

• Le nombre de pas pour faire le tour de la cour.
• Le nombre de cuillerées de purée pour vider une assiette de purée.
• Le nombre de respirations dans une minute.

Une deuxième catégorie était celle des instables, des chahuteurs, des rebelles. Débordants d’idées, parfois géniales parfois farfelues, qu’ils partageaient volontiers.

Ils étaient difficiles à fréquenter à cause de leur humeur changeante. Faisant parfois beaucoup de bruit, parlant fort, bousculant les autres. D’autres fois muets, taciturnes, déprimés.

En dépit des interdictions, ceux-là fumaient beaucoup en cachette et s’aventuraient même vers d’autres substances moins innocentes que le tabac. Un jour, l’un d’eux lui tendit un mégot :

« Ho ! Toi le nouveau, tu veux tirer une taffe ? »

Voyant son air étonné, il s’écria :

« Visez ce puceau, qui n’a jamais tiré sur un bédo ».

Gentil petit animal choisit de se fondre dans le groupe de ceux qui rasaient les murs et cherchaient à se faire oublier.

Bien que, dans les couloirs, il y eût écrit en grosses lettres :

VOUS ÊTES DIFFÉRENTS – SOYEZ VOUS-MÊMES

il ne parla à personne de ses problèmes.

Et pourtant des problèmes il en avait.

L’écriture d’abord. En primaire, maîtres et maîtresses lui avaient toujours fait des reproches à ce sujet :

Tu écris comme un cochon avec sa queue ?
Tu écris avec tes pattes de derrière ?
Tes lettres, on dirait des vers de terre qui ont bu un coup de trop.

Ce qu’il n’avait jamais avoué à personne, c’est que cet exercice était pour lui un vrai supplice. Il pouvait former chaque lettre mais n’avait jamais réussi à développer l’automatisme si simple qui consiste à les enchaîner pour former des mots et des phrases.

De même, nouer ses lacets et boutonner sa chemise lui était un supplice. Ça lui prenait des heures.

Gentil petit animal avait profondément honte de ces difficultés qu’il considérait comme des infirmités dégradantes.

Pour que personne ne les remarque, il se levait bien avant tout le monde et s’enfermait dans les cabinets pour s’habiller. Ses camarades finirent par le remarquer.

On supposa qu’il était constipé. Les plus méchants le surnommèrent « Bouché du crottin » ou « Pousse ta bouse ».

Il les laissa dire. Il préférait mourir de honte plutôt que révéler la vérité.

Le suricate loucheur et bègue fut son seul vrai copain.

Ils se retrouvaient sous le lit de gentil petit animal après le couvre-feu pour discuter. Suricate avait toujours les poches pleines de croûtes de fromage pour Monsieur le Rat.

Celui-ci les écoutait sans rien dire, en remuant ses moustaches d’un air entendu.

Un soir de déprime, Suricate s’épancha :

« Je ne sers à rien et ne pourrai jamais faire un bon guetteur contre les rapaces. À la fin de l’école, je retourne chez moi et me couche sur un rocher. Un aigle me saisira et m’emportera. C’est indolore et ma tribu sera débarrassée de moi ».

« Bonne idée, s’écria le gentil petit animal. Comme je suis incapable d’écrire une ligne et qu’il me faut ¼ d’heure pour nouer mes lacets, personne ne voudra m’employer, je vais faire pareil. À la fin de l’école, je grimpe dans un arbre et saute. Bon débarras pour mes parents ».

Monsieur le Rat devint tout rouge. Ses oreilles se dressèrent sur sa tête. Ses moustaches pleines de miettes de croûte de fromage s’agitèrent frénétiquement.

Il éclata : « Espèces de petits crétins. Vous êtes bourrés de capacités. Vous pouvez faire des choses formidables. Et tout ce qui vous vient à l’esprit, c’est de vous suicider. Je n’ai jamais entendu parler d’un projet aussi bête depuis que mon directeur de thèse m’a proposé de traduire Schopenhauer en verlan ».

« Monsieur le Rat, on a passé en revue tous les boulots possibles, et on se rend bien compte que notre zébritude nous rend inaptes à les exercer ».

« Écoutez-moi bien petits crétins !

Je vais vous donner un conseil que j’aurais aimé recevoir quand j’avais votre âge.

Un conseil qui m’aurait épargné de vivre ici comme un semi-clochard, à écrire une encyclopédie des croûtes de fromage que personne ne lira jamais.

Ce conseil est :

FAITES UN BILAN DE COMPÉTENCES

« À quoi ça va servir, Monsieur le Rat ? Des bilans de compétences on en a déjà fait. Sans résultat ! ».

« Je ne vous parle pas d’un bilan fait des neurotypiques pour des neurotypiques. Je vous parle d’un VRAI bilan de compétences fait par un zèbre pour les zèbres. Adapté à vos particularités.

Nous autres sommes comme des clés bizarres qui n’ouvrent qu’une seule porte. Un bilan de compétences fait par un zèbre pour des zèbres va vous aider à trouver la porte unique qui vous convient et qui, sans vous, resterait fermée à tout jamais ».

Ce soir-là, gentil petit animal s’endormit le cœur un peu moins lourd que d’habitude. Il rêva d’une conversation détendue avec une dame aussi gentille que la chimpanzée qui l’avait diagnostiqué zèbre. Ça le changerait de son dernier bilan de compétences où il avait dû remplir des QCM dans une salle bruyante et bondée.

Si vous êtes bien sages et si vous voulez connaître la suite de cette histoire, abonnez-vous à la Newsletter de la « Voixdesatypiques ». La semaine prochaine, vous recevrez par mail la suite de cette histoire : « Conséquences inattendues d’un VRAI bilan de compétences ».

Bertrand Krebs
Diplômé en Zèbrologie.